Entre De Moivre et Laplace


B. Ycart


De Moivre-Laplace : ces deux noms sont attachés à un théorème de base des probabilités, la convergence de la loi binomiale vers la loi normale. Pourtant les publications qui leur ont valu cette alliance posthume, datées respectivement de 1733 et 1810, sont distantes de trois quarts de siècle. Pourquoi l'histoire de ce théorème a-t-elle été aussi longue ? Au-delà des réticences qu'a suscitées la théorie des probabilités chez les mathématiciens pendant près de trois siècles, quelle raison, liée à la mentalité des scientifiques du XVIIIème siècle pourrait expliquer que cet outil fondamental du calcul d'erreurs qu'est le théorème central limite mit si longtemps à être compris et appliqué ?

En 1735, l'Académie Royale des Sciences envoie une expédition en Equateur pour y mesurer un degré de méridien terrestre. Les difficultés rencontrées par les savants de l'expédition dans les mesures de triangulation et surtout d'astronomie, révèlent parfaitement leur approche des calculs d'erreurs. Dans leur confiance aveugle en l'immuabilité divine des lois naturelles, comment auraient-ils pu accepter d'introduire le hasard des salles de jeu ?

Après avoir survolé la longue histoire du théorème central limite, nous esquisserons le décor scientifique de la première moitié du XVIIIème siècle. Nous nous attarderons un peu plus sur l'extraordinaire aventure scientifique et humaine que fut l'expédition des académiciens en Equateur dans la troisième partie.


Le théorème central limite


Enoncé sous forme moderne, le théorème central limite est le suivant.

Théorème 0.1   Soit $(X_n), n\in \mathbb{N} ^*$ une suite de variables aléatoires indépendantes de même loi, d'espérance $\mu$ et d'écart-type $\sigma$ finis. Posons :

\begin{displaymath}\forall n\in \mathbb{N} ^*\;,\quad
\overline X_n = \frac{X_1+...
...rac{\sqrt{n} }{\sigma} \left(\overline X_n - \mu \right)
\;.
\end{displaymath}

La loi de Zn converge vers la loi normale ${\cal N}(0,1)$, c'est-à-dire que pour tout a<b :

\begin{displaymath}\lim_{n\rightarrow\infty}\,P[a<Z_n<b]\;=\;
\int_a^b \frac{1}{\sqrt{2\pi}}e^{-x^2/2}\,dx
\;.
\end{displaymath}


Même si son sens originel s'est quelque peu dilué au gré des raffinements théoriques, le théorème central limite peut encore être vu comme il est apparu à Laplace en 1810 : c'est un outil extrêmement puissant pour l'évaluation des erreurs. Dans l'esprit de De Moivre, de Laplace, et de leurs successeurs jusqu'au début du XXème siècle, il ne fait aucun doute que la nature contient des valeurs mathématiques d'essence divine, partiellement accessibles aux savants qui tentent de les mesurer avec leurs outils imparfaits. Une probabilité, comme un azimuth ou une longueur terrestre sont des quantités dont l'existence absolue ne fait aucun doute, même si leur valeur exacte est et restera inconnue. Dans l'énoncé du théorème central limite, $\mu$ représente une telle grandeur. Les variables aléatoires Xi sont les mesures de cette grandeur. Etant imparfaites, elles s'en écartent typiquement de $\sigma$. La quantité $\overline X_n = (X_1+\cdots+X_n)/n$ est la moyenne empirique des mesures, qui d'après la loi des grands nombres doit se rapprocher de l' espérance $\mu$. Le théorème central limite donne la précision de cette approximation. Il faut le lire intuitivement comme suit. Si n est assez grand alors Zn est très probablement compris entre -3 et 3. Soit encore :

\begin{displaymath}\overline X_n\;\in\;
\left[\mu -\frac{3\sigma}{\sqrt n}\;;\;
\mu+\frac{3\sigma}{\sqrt n}\right]
\;,
\end{displaymath}

ou bien $\overline X_n$ (moyenne empirique) est égale à $\mu$ à $3 \sigma /\sqrt{n}$ près. On formalise ceci de nos jours par la notion d'intervalle de confiance. Il semble bien que ce soit Laplace qui le premier a reconnu le miracle qui fait que même si on ne connaît pas la distribution des erreurs $X_i-\mu$, on peut, pourvu que le nombre de mesures soit suffisamment grand, quantifier par la loi normale l'erreur commise en remplaçant les mesures par leur moyenne empirique. La loi normale porte les deux noms de Laplace et Gauss, car quelque temps avant Laplace, Gauss avait montré que si les erreurs de mesure étaient normalement distribuées, alors il en était de même de l'erreur de la moyenne empirique .

On désigne de nos jours par "théorème de De Moivre-Laplace" le cas particulier des variables aléatoires de Bernoulli. Si Xi vaut 1 quand un certain évènement de probabilité $\mu$ est réalisé au cours de la i-ème expérience, et 0 sinon, alors $\overline X_n$est la fréquence empirique de cet évènement sur n expériences (indépendantes). Le théorème de De Moivre-Laplace mesure, en termes de la loi normale, les fluctuations de la fréquence empirique autour de la probabilité.


Dans les années 1710, Abraham De Moivre (1667-1754), écrit sa "Doctrine of Chances" (1ère édition en 1718). Huguenot français, emprisonné en 1685 à suite de la révocation de l'édit de Nantes, il s'était exilé à 21 ans en Angleterre, et n'avait jamais pu y obtenir de poste fixe, malgré l'appui des grands scientifiques de son temps, comme Jacques Bernoulli, et surtout Isaac Newton. Il semble avoir mené une existence assez précaire, vivant de leçons particulières, et de conseils rémunérés donnés aux joueurs dans des "coffee houses" où son ami Newton venait le chercher le soir pour de longues discussions philosophiques et scientifiques. Ses nombreux calculs de combinatoire liés aux jeux de hasard l'avaient conduit à des problèmes d'approximation de factorielles où la formule de son "worthy and learned Friend Mr James Stirling" faisait merveille. Par exemple dans le problème suivant.

A and B play together, and having a different number of chances to win one Game, which number of chances I suppose to be respectively as a and b, engage themselves to a spectator S, that after a certain number n of games is over, A shall give him as many pieces as he wins Games over and above an/(a+b), and B as many as he wins Games over and above bn/(a+b), to find the Expectation of S.


La réponse s'exprime comme une somme de probabilités binomiales , et De Moivre affirme, dans son article de 1733 avoir trouvé une douzaine d'années auparavant une approximation de ces probabilités , où pour la première fois la loi normale apparaît. Sa démonstration, pour le cas équiprobable , utilise la formule de Stirling pour exprimer le rapport d'un terme quelconque au terme médian. Même si les arguments restent incomplets selon nos standards, il s'agit bien là d'une amélioration importante de la loi des grands nombres de Jacques Bernoulli (convergence des fréquences empiriques vers la probabilité). Après avoir affirmé que l'approximation normale reste valable dans le cas non équiprobable, De Moivre conclut :

Altho' Chance produces Irregularities, still the Odds will be infinitely great, that in process of Time, those Irregularities will bear no proportion to the recurrency of that Order which naturally results from Original Design.

Il ne doute pas que le "Dessein Originel" a fixé la valeur de la probabilité , et que lui-même a découvert le moyen d'évaluer les écarts des fréquences empiriques par rapport à cette valeur.

Un point commun entre De Moivre et Laplace (1749-1827) est l'âge avancé auquel leur est apparue l'approximation normale : la cinquantaine pour De Moivre, 61 ans pour Laplace, sans doute après de nombreuses années de réflexion sur le sujet. Il est amusant de comparer l'énoncé moderne du théorème central limite à celui qu'en donne Laplace dans l'"essai philosophique sur les probabilités" (1ère édition en 1814). Voici cet énoncé. On y remarquera l'emploi révélateur du mot "vérité".

La théorie des fonctions génératrices donne une expression très simple de cette probabilité, que l'on obtient en intégrant le produit de la différentielle de la quantité dont le résultat déduit d'un grand nombre d'observations s'écarte de la vérité, par une constante moindre que l'unité, dépendante de la nature du problème, et élevée à une puissance dont l'exposant est le rapport du carré de cet écart au nombre des observations. L'intégrale prise entre des limites données, et divisée par la même intégrale étendue à l'infini positif et négatif, exprimera la probabilité que l'écart de la vérité est compris entre ces limites.

La démonstration de Laplace, bien que plus précise que celle de De Moivre pour le cas des tirages de Bernoulli, reste passablement obscure et incomplète dans le cas général. Il faudra très longtemps pour la compléter. C'est en 1887 que Tchébichev donne un énoncé et une démonstration clairs, bien qu'encore insuffisants. Comme pour De Moivre et Laplace, l'hypothèse d'indépendance des variables aléatoires est utilisée sans être explicitée. C'est son disciple Markov qui rendra le tout rigoureux en 1898. Il utilise la méthode des moments, et suppose donc que les variables aléatoires Xi admettent des moments de tous ordres. Le premier énoncé moderne est dû à Liapunov en 1900. En 1919, Paul Lévy, qui ignore les travaux de Liapunov, est invité à donner trois conférences à l'école polytechnique, sur "les notions du calcul des probabilités et le rôle de la loi gaussienne en théorie des erreurs". C'est à cette occasion qu'il montre que la convergence simple des transformées de Fourier équivaut à la convergence faible des mesures de probabilité, inaugurant ainsi la démonstration du théorème central limite, qui est la plus répétée aujourd'hui.


Le contexte scientifique au XVIIIème siècle


Il fallait sans doute un certain courage intellectuel au début du XIXème siècle, pour oser associer comme l'a fait Laplace, les jeux de hasard avec la recherche des vérités de la nature. Son mérite a été d'accepter le recueil de mesures comme un jeu de devinette où l'homme est sûr de perdre, le problème étant de déterminer de combien il perd.

Pour lui, comme pour De Moivre, la valeur inconnue à déterminer est une loi de la nature, au même titre que la loi de la gravitation universelle qui a tant marqué les scientifiques du XVIIIème. Dieu fixe la quantité inconnue à déterminer, mais il donne à l'homme un outil, la loi des grands nombres, pour découvrir la valeur cachée, le "dessein originel" pour De Moivre, la "vérité" pour Laplace, au prix d'un nombre infini de mesures. Dans sa préface à l'Essai philosophique sur les probabilités, R. Thom écrit :

C'est un texte révélateur d'une transition essentielle, la charnière qui relie l'humanisme éclairé du XVIIIème siècle au scientisme autoritaire et dogmatique qui dominera à la fin du XIXème siècle - et qui domine encore une bonne part de la société contemporaine... Le XVIIIème siècle fut celui des mathématiques de l'intelligibilité, le XIXème celui des mathématiques du contrôle.


Cette transition dont parle Thom n'est bien sûr pas restreinte aux seules mathématiques. Pour les savants, les humanistes éclairés du siècle des lumières, c'est la création tout entière que Dieu a édifiée selon des lois qu'il appartient à l'homme de découvrir.

Au début du XVIIIème, les penseurs européens prennent conscience de la complexité de la vie, et en déduisent des notions nouvelles de tolérance et d'humilité. Le mythe du "bon sauvage" s'édifie. Voici quelques dates :

1721
Montesquieu : les lettres Persanes
1721
découverte de l'île de Pâques et des Samoa
1724
Lafiteau décrit les moeurs des indiens
1726
Swift : voyages de Gulliver
1729
Vico : philosophie de l'histoire
1739
Hume : traité de la nature humaine
1762
Rousseau : Emile et le contrat social
Ce mouvement généreux n'empêche évidemment ni les guerres ni les atrocités : on estime qu'en 1768 plus de deux millions d'esclaves africains ont déjà été déportés en Amérique.

En même temps, on recherche fiévreusement dans la diversité de la nature les lois, les plus simples possibles, que Dieu y a nécessairement mis pour que l'homme puisse l'appréhender. Dans tous les domaines, les plus grands penseurs cherchent le moyen de trier, de classifier, d'unifier. C'est l'époque de Kant (1724-1803), Lomonossov (1711-1765), Smith (1723-1789). De la classification de Linné (1735) à l'histoire naturelle de Buffon (1753) et à la théorie des atomes de Lavoisier (1789), on s'émerveille devant la perfection de la création, et on s'enivre du sentiment grisant de la découverte des Vérités naturelles ou divines.

Cette période d'intenses découvertes accompagnées d'un profond sentiment d'humilité devant la perfection de la création avait été précédée des progrès techniques qui la rendaient inéluctable. Avec la lunette de Galilée (1564-1632), puis le microscope de Leeuwenhoeck (1632-1723), les frontières du visible avaient reculé. Avec l'extension des échanges commerciaux, les voyages d'exploration s'étaient multipliés. Vers les années 1670, Newton et Leibnitz avaient doté les mathématiques de l'outil du calcul différentiel et intégral, et Newton avait énoncé les lois qui permettaient de prédire le mouvement des planètes.

Car la grande affaire scientifique du temps, la "science dure" en quelque sorte était l'astronomie. Les découvertes majeures se succèderont au cours du siècle, jusqu'à celles d'Uranus, du mouvement du système solaire et de la voie lactée par Herschel, entre 1781 et 1783. Le retentissement des lois de Newton (1642-1727) avait été immense. Grâce au calcul différentiel, on disposait désormais de l'outil absolu pour prédire le mouvement des planètes. En théorie, il suffisait d'écrire la loi de l'attraction universelle, puis d'intégrer le système d'équations différentielles obtenu, pour prédire avec exactitude le mouvement de tous les corps célestes. Malheureusement, ce programme théorique se heurte à la difficulté d'intégrer les systèmes dès que plus de deux corps sont en jeu. On s'aperçoit bien vite que les trajectoires dans le système solaire ne sont elliptiques qu'en première approximation. Dans l'esprit du temps la précision des mesures, en astronomie comme ailleurs, devient le graal ultime. Si Dieu a mis des données dans la nature, l'homme se doit de les lire avec le plus d'exactitude possible. Dans sa postface à l'essai philosophique sur les probabilités, B. Bru remarque :

Pour Laplace comme pour les savants de son temps, l'âme de la science c'est la précision numérique. ...Il ne s'agit plus de savoir si les lois de la nature sont nécessaires ou contingentes, déterministes ou indéterministes, mais de calculer leurs effets avec le plus de précision possible et de restreindre ainsi l'indéterminisme à la portion congrue.

Devant les difficultés qui s'accumulent dans la détermination par le calcul du mouvement des astres, certains proposeront vers 1750 une "méthode empirique" (nous pourrions dire statistique). Cette méthode, si étrangère à l'esprit de la première moitié du XVIIIème siècle, mettra longtemps à s'imposer, et c'est le mérite de Laplace que de l'avoir légitimée, en acceptant d'appliquer les probabilités au calcul d'erreurs. En énonçant le théorème central limite, il faisait des erreurs de mesure, jusque-là un sous-produit malheureux à éliminer par tous les moyens, un objet de calcul scientifique.

Le travail de Bouguer et La Condamine pendant l'expédition de l'Académie en Equateur est une illustration particulièrement vivante du rapport des savants du temps au recueil de données et à la précision scientifique.


L'expédition en Equateur


Ses réflexions sur la gravitation universelle avaient conduit Newton à affirmer que la Terre est un ellipsoïde aplati aux pôles (Principia Naturalis, 1687). Depuis, l'Europe savante, et en particulier l'Académie Royale des Sciences se passionnait pour la vérification de cette affirmation. Les Cassini, père puis fils, avaient recueilli une masse impressionnante de données en triangulant le territoire français. Leurs conclusions semblaient infirmer celles de Newton. La polémique s'étend sur des centaines de pages dans les comptes-rendus de l'Académie pour les années 1720. Arguant de considérations géopolitiques autant que scientifiques, le secrétaire de l'Académie Maurepas, réussit à persuader le roi Louis XV de financer deux expéditions. L'une ira en Laponie mesurer un degré de méridien au voisinage du pôle, l'autre devra mesurer un degré de méridien à l'équateur. Si la Terre est bien aplatie, un degré de méridien au pôle doit être plus court qu'en France, et à l'équateur il doit être plus long.

Le 16 mai 1735, l'expédition de l'équateur, composée de 10 scientifiques et ingénieurs s'embarque à La Rochelle, en direction du Pérou, une colonie espagnole qui recouvrait la plus grande partie de la Bolivie, de l'Equateur et du Pérou actuels. Il est impossible de décrire ici l'extraordinaire aventure scientifique et humaine que fut cette expédition. Il faut lire le magnifique roman qu'en a tiré F. Trystram : Le procès des étoiles. Il y eut dans la dizaine d'années que dura cette épopée, deux meurtres, une dizaine de procès, d'innombrables maladies, un mort de fièvre jaune, un dans un accident d'échafaudage, un disparu dans la jungle, un mariage, des affaires de coeur, du trafic d'or et d'objets de luxe, une affaire d'espionnage. Ce n'est pas un scénario de film d'aventures qu'il faudrait en tirer, mais plusieurs, dont au moins un consacré à la tragédie vécue par Joseph De Jussieu, le plus jeune d'une famille de 5 frères dont deux étaient déjà académiciens, personnalité d'une liberté et d'une générosité hors du commun.

Scientifiquement, rien ne semblait pourtant présenter de difficulté insurmontable. Pour mesurer un degré de méridien, il faut essentiellement trois étapes. La première consiste à mesurer, par arpentage direct sur le terrain, une base rectiligne. On construit ensuite à partir de cette base un maillage, composé de triangles dont on mesure tous les angles, et dont on calcule les longueurs des côtés par les formules de trigonométrie classiques. On en déduit, par projection, la longueur d'un arc de méridien. Il reste ensuite à déterminer la différence des latitudes des deux extrémités de l'arc dont la longueur a été mesurée. La difficulté est que le résultat final dépend de chacune des mesures. La moindre erreur de calcul, la moindre approximation douteuse, et c'est l'expédition entière, des années de travail et de souffrance, qui perdent tout leur sens.

Suite aux difficultés du voyage, la mesure de la base ne put pas avoir lieu avant l'automne 1736. Une toise, spécialement amenée de Paris, sert d'étalon pour des perches en bois, que l'on met bout à bout pour mesurer, en deux équipes indépendantes, une étendue de terrain préalablement défriché, aplani et aménagé pour les mesures. Selon l'heure de la journée, il faut tenir compte des variations des longueurs des perches avec la température et l'humidité. Quand les deux équipes confrontent leurs résultats, la différence sur plus de 12 kilomètres est de l'ordre de la dizaine de centimètres !

Forts de ce succès, les savants se lancent dans une triangulation d'envergure : 43 triangles seront mesurés sur une longueur de 354 kilomètres. La région de Quito où se déroulent les mesures est montagneuse, et pour être bien visibles, les repères marquant les extrémités des triangles sont placés en altitude. Dès la première visée, les savants passent une nuit à 4600 mètres, sous une tempête de neige. Ce n'est que le début d'une épreuve de trois ans, passés pour l'essentiel sur des sentiers de montagne ou dans des campements de fortune, où ni les nombreuses maladies, ni les vols de matériel, ni la crainte des animaux sauvages ne les empêcheront de mesurer leurs triangles, toujours avec le souci de précision le plus extrême. Leur plan initial prévoyait trois équipes, mesurant chacune deux angles de chaque triangle, de manière à ce que tous les angles soient systématiquement mesurés deux fois. Même si les dissensions et les circonstances les empêcheront de s'en tenir à un programme aussi contraignant, c'est la satisfaction du travail bien fait qui domine fin 1739. Ils s'offrent même le luxe, nécessaire à leurs yeux, de mesurer une deuxième base à l'autre extrémité de leur triangulation, afin de vérifier leurs calculs en les reprenant à l'envers.

Tous pensent que le plus facile reste à faire : déterminer la latitude des deux extrémités de l'arc. Il faut pour cela choisir une étoile, et déterminer son angle par rapport au zénith en chacun des deux lieux. En ce début 1740, les jalousies et les querelles, ont irrémédiablement divisé l'équipe. Pendant que son chef désigné, Louis Godin, poursuit ses travaux de son côté sans communiquer ses résultats, les deux autres académiciens, Pierre Bouguer et Charles De La Condamine, espèrent achever leurs visées au plus vite, pour rentrer en France les premiers, et recueillir la gloire qui ne manquera pas de les couvrir à leur retour. Non pas que l'enjeu scientifique soit bien grand : en 1737, une mauvaise nouvelle leur est parvenue. Fortement aidé par l'astuce et la puissance de calcul de Clairaut, Maupertuis, qui dirigeait l'expédition en Laponie, n'a mis que quelques mois à ramener le résultat qu'on attendait : la Terre est bien aplatie aux pôles. Maupertuis s'est déjà fait représenter en majesté pour la postérité, devant un globe terrestre exagérément aplati, la main négligemment posée sur un exemplaire des Principia Naturalis de Newton !

Pierre Bouguer n'est pas le premier venu. Né en 1698, entré à l'Académie à 33 ans, c'est un mathématicien de talent, reconnu par ses pairs, très épris de vérité et de rigueur scientifique. Jamais son honnêteté ne sera mise en doute. En 1727 déjà, son mémoire sur la mâture des bâteaux, préféré à celui de L. Euler, lui avait valu un premier prix de l'Académie. Charles De La Condamine ne peut se prétendre ni mathématicien ni astronome. Plus jeune de 3 ans que Bouguer, il est entré à l'Académie à 29 ans en tant que chimiste, mais son goût des voyages lui a vite fait préférer la géographie. C'est en tant que géographe qu'il participe à l'expédition. Il a appris ce qu'il sait des calculs astronomiques de Bouguer lui même, pendant le voyage et au cours des années passées à trianguler la montagne. Doué d'un esprit d'aventure hors du commun, sa curiosité est toujours en éveil. Beau parleur, volontiers procédurier, il a multiplié les contacts dans la bonne société créole de Quito. Le motif de son premier procès est un trafic d'objets de luxe dont l'administration coloniale l'accuse à Quito, mais dont il se défend avec tant de brio, que rien ne pourra être prouvé. Depuis bientôt trois ans maintenant, les subsides de France étant soit retardés, soit détournés par Godin, il sert de banquier à l'expédition. Personne ne peut ignorer qu'il était parti pauvre de France, ruiné par le système de Law. Il y retournera pourtant riche, sans omettre toutefois de se faire rembourser intégralement sur les finances royales les sommes avancées pour l'expédition. On parle d'un trafic d'or Inca, sur lequel il restera très discret dans ses mémoires. Bouguer préfère s'isoler dans ses calculs plutôt que de participer aux polémiques. Il sait pourtant tout ce qu'on raconte sur son compagnon.

Bouguer et La Condamine ont choisi l'étoile $\epsilon$ d'Orion pour leurs visées. Ils s'attendent à des difficultés et prennent un soin particulier de leurs instruments. Depuis leur arrivée à Quito, ils se sont familiarisés avec les tremblements de terre qui descellent les secteurs, les faussent parfois, obligeant les savants à recommencer sans fin leurs visées. Ils savent aussi que la déclinaison de leur étoile est variable. Ils connaissent le phénomène de précession, qui fait tourner l'axe de rotation terrestre, et savent le corriger. Au bout d'un an de travail et de voyages le long du méridien, ils sont en possession de deux séries de mesures qu'ils pensent suffisantes. Il ne reste plus qu'à effectuer les corrections et rentrer en France. Mais les calculs révèlent des erreurs qu'ils avaient précisément cru éviter en prenant un soin particulier de leurs instruments. Impossible de faire coïncider les deux séries de chiffres. Tout est à recommencer. Comment faire le "procès de l'étoile" ?

En fait, ni l'étoile ni les instruments ne sont en cause. Les erreurs sont inhérentes au calcul de la déclinaison des étoiles, mais cela, Bouguer et La Condamine l'ignorent. L'anglais Bradley a découvert l'aberration, dont l'origine se trouve dans la valeur finie de la vitesse de la lumière, en 1727. Et il ne découvrira la nutation, ce mouvement multipériodique de l'axe de rotation de la Terre autour du cône de précession, qu'en 1748.

La Condamine suggère alors à Bouguer d'établir une moyenne arithmétique, pour annuler simultanément toutes les causes d'erreur en les faisant se compenser. Bouguer est horrifié : il s'agirait de tricher ! A quoi servirait toute l'expédition si elle se terminait par une évaluation fantaisiste, fruit de la seule imagination ? Jamais un savant digne de ce nom n'accepterait de donner un résultat artificiel, qui ne proviendrait pas de mesures directes de la Vérité. La Condamine tente d'argumenter, mais Bouguer reste intraitable : les chiffres doivent être irréfutables. En plus il doute maintenant des données de la Condamine, toujours prêt à sacrifier la rigueur scientifique à la rapidité, la précision des calculs à la facilité : et si ce n'était pas la première fois qu'il tente de tricher ? La Condamine finit par céder devant l'autorité scientifique de Bouguer, et ils repartent, chacun à une extrémité de l'arc, cette fois pour une série d'observations simultanées. Mais réaliser des observations rigoureusement simultanées dans un pays où le mauvais temps est fréquent n'est pas aisé. A 350 kilomètres de distance, $\epsilon$ d'Orion se laisse rarement voir au même moment. Les nouvelles mesures prendront deux ans de plus. Deux ans au cours desquels la discorde s'aggrave. Bouguer, jugeant enfin qu'il est en possession de données suffisamment précises, finira par quitter l'Equateur sans même prévenir La Condamine, ni lui communiquer ses données pour une dernière confrontation. Or La Condamine pour se laver des soupçons de tricherie, a lui aussi multiplié les mesures rigoureuses. Elles n'ont fait que le convaincre que son intuition initiale était la bonne : c'est la moyenne arithmétique, cet artifice, cette tricherie, qui serait le résultat le plus acceptable.

La polémique entre les deux hommes, envenimée à leur retour en France par les enjeux de notoriété, durera jusqu'à la mort de Bouguer, en 1758. La Condamine, jouera de ses qualités relationnelles pour apparaître comme un véritable héros, au point qu'aujourd'hui encore c'est son nom qui reste attaché à l'expédition. Il semble que Bouguer, après son retour en France, ait fini par se convaincre peu à peu de la validité de la "méthode empirique" en astronomie.

Mais que de chemin à parcourir avant d'accepter le calcul probabiliste d'erreurs, que de distance entre De Moivre et Laplace !



Références

J.P. COLETTE Histoire des mathématiques T2.
Ed. du renouveau pédagogique, Ottawa, 1979.

J. DIEUDONNÉ Abrégé d'histoire des mathématiques 1700-1900 T2.
Hermann, Paris, 1978.

P.S. LAPLACE Essai philosophique sur les probabilités.
Texte de la 5ème édition de 1825, préface R. Thom, postface B. Bru.
Ed. C. Bourgeois, Paris, 1986.

K. PEARSON The history of statistics in the 17th and 18th century.
Griffin, Burks, 1978.

F. TRYSTRAM Le procès des étoiles.
Payot, Paris, 1993.