CARACTERISTIQUES SOCIALES, CONSOMMATIONS ET RISQUES D'ECHANGES CHEZ LES USAGERS DE DROGUES FREQUENTANT LES PROGRAMMES D'ECHANGE DE SERINGUES EN FRANCE [4]

J. Emmanuelli1, F. Lert2, M. Valenciano1,3

Institut de Veille Sanitaire, 12 rue du Val d’Osne, 94415 St-Maurice
2INSERM U88, 14 rue du Val d’Osne , 94415 St-Maurice,
3 European Programme for Intervention Epidemiology Training, 12 rue du Val d’Osne, 94415 St-Maurice

INTRODUCTION

L'accès facile aux seringues est une condition nécessaire à la prévention de la transmission du VIH et du VHC chez les usagers de drogues. Le décret de 1987 autorisant la vente libre des seringues a eu un impact considérable et immédiat sur le partage des seringues mais d’autres mesures pour améliorer l'accès aux seringues   sont apparues nécessaires: mise sur le marché de trousses de prévention vendues en pharmacie (Stéribox® mis en vente fin 1994), implantation d'automates distributeurs de seringues, ouverture de programmes d'échange de seringues (PES) sous diverses formes (bus, boutique, local fixe, travail de rue).

Les PES ont en commun des objectifs spécifiques tels la diminution du partage ou de la réutilisation des seringues, la réduction du nombre des seringues usagées abandonnées sur les lieux publics et l'incitation à des pratiques sexuelles à moindre risque au sein de ces populations. En plus d'échanger et de distribuer des seringues, de proposer des préservatifs et des conseils de prévention, les intervenants des PES peuvent orienter ces usagers vers des structures de soins et de dépistage et les aident à établir leurs droits aux prestations sociales. En France, l'offre des seringues reste assurée principalement par les pharmacies. Les PES qui en fournissent environ 10%, constituent avec les distributeurs, le complément nécessaire pour améliorer l'accessibilité [2].

Les études réalisées en France et dans d'autres pays montrent la persistance de pratiques du partage des seringues. De plus, la mise en commun du matériel de préparation et la réutilisation des filtres peuvent être des vecteurs potentiels des infections par le VIH et les virus des hépatites B et C. Les stratégies de prévention s'attachent donc à faire évoluer les pratiques d'injection dans le sens d'un usage personnel et unique de l'ensemble du matériel. En 1995, un cadre général a été défini pour évaluer la qualité de l’accessibilité aux seringues [1]. Il comportait une série d’études, et de recueil systématique de données parmi lesquels une description de l’activité et de la clientèle des PES qui est présentée ici.

OBJECTIFS

Les objectifs de cette enquête étaient de décrire les caractéristiques socio-démographiques des usagers de drogues intraveineux (UDIV) fréquentant les PES, de mesurer leurs conduites à risque et d'en identifier les facteurs associés. Ils visaient également à disposer de données pouvant contribuer à apprécier par la suite l'impact de la réduction des risques en France.

METHODE

En 1998, une enquête transversale a été menée dans les services ou associations implantés dans des régions globalement concernées par l'usage de drogue, déclarant comme activité principale la distribution de seringues, et ceci à un seuil supérieur à 1000 seringues par an. Au total, sur les 76 PES dont l'activité représentait 95% des seringues délivrées par l'ensemble des PES, 60 ont participé à l'étude. Les critères d'inclusion étaient définis par la demande de seringues pour un usage personnel. Compte tenu de la fréquentation régulière des PES par une grande partie des UDIV, l'enquête a été réalisée durant une semaine. Le questionnaire utilisé portait sur les caractéristiques socio-démographiques des UDIV, l’ancienneté de l’usage, les consommations de produits, les comportements à risque liés à l’usage intraveineux de drogues et à la sexualité, et les contacts avec le dispositif de soins spécialisés en toxicomanie dans les derniers six mois. Les questionnaires étaient auto-administrés ou passés avec l’aide d’un membre de l’équipe en cas de difficulté de compréhension.

Pour tenir compte de la variabilité du taux de participation selon les centres, des prévalences pondérées et leurs intervalles de confiance à 95% (IC à 95%) ont été calculés pour les différentes variables en utilisant le mode C-Sample du logiciel Epi-Info version 6.02. Le poids attribué à chaque observation était l’inverse du taux de participation de la structure dans laquelle le questionnaire avait été complété. La comparaison des variables qualitatives et quantitatives ont été réalisées par le Chi-carré et de Wilcoxon respectivement. Pour l’analyse bivariée, des Ratios de Prévalence (RP) et leurs IC à 95% ont été calculés par la méthode de Greenland et Robins (Epi-Info 6.02). Une analyse par régression logistique non conditionnelle ascendante a été réalisée avec le logiciel EGRET et des Odds Ratio (OR) et leurs IC à 95% calculés. Trois modèles ont été construits selon les différentes pratiques à risque que nous avons définies : le partage de seringue (combinant prêt et emprunt) et le partage du reste du matériel (utilisation commune du produit, de l’eau, de la cuiller et du coton) dans le dernier mois ainsi que la non utilisation de préservatif lors du dernier rapport sexuel sans tenir compte des statuts VIH des partenaires. Ces trois pratiques à risques liées à l'injection et la sexualité ont été étudiées par une régression logistique en introduisant les variables associées aux pratiques à risque avec un seuil de significativité inférieur à 0,3 en analyse bivariée. Pour les modèles finaux, seules les variables associées aux pratiques à risque avec un seuil de significativité inférieur à 0,05 ont été retenues.

Une analyse de classification automatique, effectuée sur les premières coordonnées factorielles des modalités des variables caractérisant les consommations des différentes substances (héroïne, cocaïne, etc...) à partir du logiciel SPAD, a permis de partitionner l'échantillon en groupes homogènes et distincts d'usagers et d'aboutir ainsi à une typologie des usagers en fonction de leur consommation.

RESULTATS

Le taux de participation dans les différents PES variait de 19% à 100% avec un taux moyen de 50% (1004 questionnaires complétés sur 2027 sujets éligibles).

Tableau 1 - Participation

Caractéristiques des sujets et produits consommés

Les répondants et les non répondants ne différent ni pour l’âge ni pour le sexe. La moyenne d’âge est de 30 ans (18% ont moins de 25 ans), 74% sont des hommes, 37% sont "sans toit stable" (hôtel, squatt, sans domicile fixe) et 75% déclarent au moins un recours aux soins spécialisés dans les 6 derniers mois. Soixante deux pour-cent ont été incarcérés au moins une fois dans leur vie (n=622) dont 19% (n=117) disent avoir eu recours à l'injection durant leur détention. Parmi les sujets déclarant avoir été testés (entre 84 et 92% selon les virus), 19 % se disent infectés par le VIH, 21 % par le VHB et 58% par le VHC. L ’ancienneté moyenne de la consommation de drogue était de 11 ans, celle de l ’injection de 10 ans. Les injecteurs de moins de 2 ans représentaient 8 % de la population de l’enquête. Les résultats (tableau 1) ont mis en évidence une forte utilisation des médicaments et une polytoxicomanie importante associant produits illicites (héroïne, cocaïne, crack), médicaments de substitution (Subutex®, méthadone), psychotropes (benzodiazépines). Vingt neuf pour-cent des usagers de drogues participant à l’enquête n'ont injecté que des médicaments pendant cette période.

Tableau  2 : Consommation de produits - analyse pondérée

Profil des usagers

L'analyse en classification des variables d’usage (produits consommés, contexte de consommation) a permis d’individualiser 5 profils d’usagers et de les caractériser par des variables démographiques, sociales, géographiques :

  1. la classe des usagers consommant préférentiellement du Subutex® (43 % des individus), caractérisés par une situation sociale moins dégradée et étant plus souvent séronégatifs au VIH et au VHB. Ils déclaraient une toxicomanie plus récente, un faible usage des autres produits, une moindre fréquence d’injections, et un moindre partage de leurs seringues.
  2. la classe des usagers de dérivés de sulfate de morphine (Skénan®, Moscontin®) consommant peu d’autres drogues (17% des individus), fortement représentés dans le région Languedoc-Roussillon.
  3. la classe des usagers consommant surtout de la méthadone (14% des individus) associée à d'autres produits licites et illicites, caractérisés par une toxicomanie plus ancienne et une prévalence du VIH plus élevée.
  4. la classe des usagers (13% des individus), regroupant des usagers plus désinsérés consommant plutôt des médicaments (benzodiazépines) et ayant un risque de partage de seringue accru.
  5. la classe rassemblant presque tous les utilisateurs de crack de l’échantillon (13% des individus), caractérisés par une fréquence accrue de personnes ayant un logement précaire et se prostituant. Ces usagers, qui déclarent un nombre quotidien d'injections plus important, consomment souvent d’autres produits illicites et ont plus fréquemment partagé la cuiller, l’eau ou le filtre le mois précédent l’enquête.

Ces 5 groupes, qu'on retrouve également après segmentation, se différencient en termes de pratiques à risques sans différer ni par le sexe, ni par le fait d'avoir des enfants ni par leur statut vis-à-vis du VHC.

Les pratiques à risques

Au cours du dernier mois, 18 % des usagers (n=187) ont partagé une seringue, 45% (n=453) ont réutilisé leur seringue (3 fois en moyenne). La réutilisation d’une seringue placée dans un container de sécurité pour être rapportée au PES a concerné 13 % des répondants.

Après l’analyse de régression logistique (tableau 2), le partage de seringue est d'autant plus fréquent chez les consommateurs de cocaïne et/ou d'héroïne que le nombre d'injections journalières est grand. Il est également plus fréquent chez les UDIV qui vivent en couple.

Tableau 3 -Variables liées au partage de la seringue
Résultats en régression logistique

La mise en commun du matériel autre que la seringue pendant le dernier mois, est pratiquée par 70 % d’usagers, et la seule mise en commun du produit concerne 54% des répondants. Par ailleurs, le doseur utilisé pour fumer le crack est partagé par 58% des consommateurs de ce produit (90/154). L'analyse multivariée montre que la mise en commun du matériel est exclusivement associée à la consommation de produits illicites (OR Cocaïne=2,6 , IC 95%:1,9-3,6 ; OR Héroïne=2,2 , IC 95% =1,6-3,0 ; OR Crack =2 , IC 95%=1,2-3,6) à l'exclusion de toute autre caractéristiques individuelle ou sociale.

Dans les 6 derniers mois, 80% des répondants (785/994) déclarent avoir eu des rapports sexuels dont 60% n’ont pas utilisé systématiquement le préservatif. Au cours de cette période, 14 % des usagers se sont prostitués (n=144). D ’un âge moyen de 30 ans, il s’agissait principalement de femmes (n=104 soit 40 % de l’ensemble des femmes), plus souvent consommatrices de crack (25% vs 12%), de benzodiazépines (60,5% vs 47%) et de méthadone (21% vs 12%) que les autres. Pour les sujets sexuellement actifs dans les 6 derniers mois (79%), le dernier partenaire était un UDIV dans la moitié des cas, séropositif au VIH dans 9% des cas. Au dernier rapport sexuel, 20 % des sujets n'ont pas utilisé de préservatif dans un couple où au moins un des deux sujets était séropositif ou ignorait son statut pour le VIH.

La non utilisation du préservatif lors du dernier rapport sexuel   (sans tenir compte des statuts sérologiques des partenaire) était associée au fait de vivre en couple ou d’avoir un partenaire stable, d’être séronégatif pour le VIH ou de ne pas connaître son statut, d’avoir un niveau d’études supérieur au bac (tableau 3). Les variables caractérisant l'histoire de la toxicomanie, les produits ou la situation sociale, à l'exception du niveau d'étude, ne sont pas associés aux comportements sexuels à risque.

 DISCUSSION

Cette étude est la première de cette envergure menée auprès d'UDIV depuis la mise sur le marché du Subutex® en février 1996 [2]. Les résultats ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble des usagers, ni à celle de tous les UDIV. On ne dispose pas d'enquête menées auprès d'échantillon représentatifs de cette population souvent clandestine. On observe des similitudes des caractéristiques socio-démographiques et des prévalences déclarées vis-à-vis du VIH, VHB, et VHC de cette population avec les enquêtes menées dans d'autres populations d'UDIV [3] , mais cette comparaison est limitée : ainsi les données disponibles ne permettent pas de comparer les produits consommés. On peut cependant suspecter que d'autres facteurs différencient ces populations, notamment l'état psychologique. Enfin, les résultats de l’enquête témoignent d ’une consommation élevée de cocaïne, plus importante que celle décrite dans les récentes autres études françaises auprès des usagers de drogues. Or, administrée par voie veineuse, la cocaïne entraîne un nombre d’injections beaucoup plus important qu’avec la consommation d’héroïne.

Tableau 4 - Variables liées à la non utilisation de préservatif lors du dernier rapport sexuel - résultat en régression logistique

L’association entre les risques liés à l’injection et le type de produits consommés est un résultat particulier au contexte français: dans une situation où le Subutex® est le produit le plus consommé (fin 1997, 50 000 personnes consommaient du Subutex®)**, ceux qui continuent à consommer des produits illicites sont plus exposés au partage de seringue et du reste du matériel d ’injection. La prévalence élevée du VIH dans cette population caractérisée par une vie affective plus instable crée un contexte de risque accru de contamination par voie sexuelle. De surcroît, les personnes n’utilisant pas de préservatifs dans le cadre de relations de couple exclusives peuvent s’exposer au VIH par voie sexuelle si leur partenaire se contamine par le biais d’un partage de seringue. Cependant, les dimensions particulières de la vie affective et sexuelle des UDIV sont encore peu envisagées dans les actions de prévention

CONCLUSION

Services de première ligne, les PES atteignent peu les nouveaux injecteurs, plus vulnérables aux transmissions virales. Le partage de la seringue et la mise en commun du matériel chez les UDIV fréquentant les PES restent préoccupants, incitant à développer des méthodes innovantes de type communautaire (comme associer les usagers à la définition de moyens pratiques de prévention). Au sein des PES, la prévention des pratiques sexuelles à risque demeure également insuffisante et son importance sous-estimée. Dans ce contexte, la population consommant du Subutex® se trouve dans une situation sanitaire et sociale meilleure que les autres usagers, sans qu’on sache si celle-ci est antérieure ou si elle en est le résultat. Enfin, l’usage accru de la cocaïne doit inciter à mettre en place les moyens d’anticiper au moins au niveau des PES une possible déstabilisation des comportements de prévention encore fragiles.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] : Propositions pour l'évaluation de l'accessibilité au matériel d'injection dans le cadre de la prévention du Sida et des hépatites virales, texte présenté à la réunion du COSAS, le 21/06/95, F. LERT, J. EMMANUELLI.

[2] : Contribution à l’évaluation de la politique de réduction des risques : le Système d’Information sur l’Accessibilité au Matériel Officinal d’Injection Stérile, Bulletin Epidémiologique Annuel (BEA), 175-8, 1997.

[3] : Etude multicentrique sur les attitudes et les comportements des toxicomanes face au risque de contamination par le VIH et les virus de l’hépatite (IREP, 1996), enquête sur les infections à VIH et VHC et mortalité chez les résidents des CSST avec hébergement, (CESES, 2èmesemestre 1996), enquête du mois de novembre (SESI, 1996)

[4] : Caractéristiques sociales, consommations et risques chez les usagers de drogues fréquentant les programmes d'échange de seringues en France, Rapport InVs-Inserm, pour l'OFDT, Novembre 1999